Roger Lenglet - Le scandale invisible

L’infiniment petit au service de l’infini, de l’humain et de tout ce qui l’entoure, telle pourrait être le rêve de la technologie de l’invisible : les nanotechnologies. Ce qui aurait pu apparaître comme une avancée incroyable et un rêve scientifique s’avère être un véritable cauchemar. En cause, ce que l’on appelle les nanoparticules. Elles sont partout et nous envahissent au plus profond de notre chair. Les conséquences en seraient désastreuses à l’instar de l’affaire de l’Amiante. Le philosophe et journaliste d’investigation Roger Lenglet signe chez Actes Sud une enquête renversante Nanotoxiques, l’occasion pour nous d’en savoir un peu plus sur un scandale annoncé.

Qu’est-ce que qui vous a poussé à vous intéresser aux nanoparticules ?

Roger Lenglet : D’abord la curiosité et la fascination devant les performances des nanotechnologies. C’est l’exploitation de nouvelles fonctionnalités venues, en partie, d’une capacité à exploiter des propriétés physiques d’ordre nanométrique (milliardième de mètre) et quantique. Elles permettent de mettre au point de nouvelles molécules, les fameuses nanoparticules artificielles qui accroissent les « qualités » physiques des substances classiques et des produits avec lesquels on les mélange. On obtient ainsi des performances plus grandes en termes de résistance, de légèreté, d’élasticité, d’imperméabilité, etc.

Concrètement, lorsque l’on parle de nanotechnologies, de quoi parle-t-on ?

Il s’agit tout simplement de l’ingénierie qui utilise les procédés (physiques, chimiques ou biologiques) pour produire des nanoparticules de façon intentionnelle, contrairement aux fumées d’usine ou aux nanoparticules de diesel, par exemple, qui sont des résidus. Concrètement, les nanotechnologies visent à doter les matériaux industriels de pouvoirs plus performants, qu’il s’agisse de les utiliser pour produire des textiles résistant mieux aux déchirures, des pneus de voiture plus adhérents ou des bonbons plus colorés. Autres exemples d’application : les particules de nano-argent, qui ont des propriétés antibactériennes puissantes, sont intégrées dans les revêtements des réfrigérateurs ou dans la composition de pansements, de pommades et de nombreux produits pharmaceutiques. Des nanos à la solubilité programmée sont conçues pour servir de vecteur à des médicaments jusqu’à l’organe cible. Mais les effets secondaires sont très mal maîtrisés. On compte déjà plus d’une centaine de médicaments en vente qui contiennent des nanoparticules. Tout ça se fait généralement à l’insu des consommateurs.

En fait il y en a partout autour de nous ?

Effectivement, c’est un des aspects du scandale. Les industriels et les autorités politiques nous ont mis devant le fait accompli sans nous prévenir. Nous ne pouvons que constater que les nanoparticules ont été introduites dans d’innombrables produits de consommation au cours des deux dernières décennies : de l’agroalimentaire aux cosmétiques en passant par les jouets, l’informatique, l’automobile ou encore les matériaux de construction. Il y en a véritablement partout à l’insu du public. C’est une démarche totalement délibérée. Dans mon livre, je montre des documents qui prouvent que les lobbies industriels ont mis en place une stratégie, notamment avec des parlementaires, pour banaliser leur utilisation sans nous informer et éviter ainsi le rejet des nanos par les consommateurs, comme cela s’est produit avec le boycott des OGM. Quant au problème de santé publique, ils prétendent qu’il est improbable et déclarent que, s’il vient à se poser, on pourra gérer la situation au cas par cas.

Les responsables politiques savent-ils véritablement ce qu’ils couvrent ?

Lorsque j’interroge les parlementaires ou les responsables politiques, je m’aperçois que la plupart d’entre eux ne connaissent rien à la santé publique. Pour eux, l’inquiétude sanitaire, c’est quelque chose qui relève du fantasme populaire ou des peurs irrationnelles. Mais lorsqu’on leur montre les dangers de nombreuses nanoparticules déjà constatés par les études épidémiologiques et toxicologiques, les cancers et les autres maladies graves qu’elles peuvent provoquer (et les morts liées aux nanoparticules de diesel, par exemple), ils se posent à peine quelques questions et concluent par des formules toutes faites du genre : « C’est le progrès, on ne peut pas l’arrêter ». De façon générale, les élus ne sont pas du tout formés à la toxicologie industrielle ni même à la santé publique. Ils rejettent ainsi l’idée même de toxicité comme s’ils avaient à faire à des angoisses infondées.

Pourtant au départ de la nanotechnologie, tout est parti d’un rêve, celui de maîtriser la matière ?

C’est un rêve immémorial, il existe depuis l’origine de l’humanité à la fois sur le mode magico-religieux et sur le mode technique. On voudrait pouvoir transformer la matière pour la rendre utilisable et corvéable à merci, en tirer des forces matérielles et symboliques plus grandes, se fabriquer des protections ultra résistantes... A partir des années 80, les nanoparticules sont devenues un objet promotionné pour faire rêver les foules et certains responsables politiques, et obtenir des aides publiques, un système de subvention aux industries développant des nanoparticules. Le déclic de cette immense campagne de lobbying a été l’ouvrage d’Eric Drexler « Engines of Creation » (1986), devenu un best seller américain puis mondial. Son propos autour de la possibilité de repousser les maladies et d’accéder à l’immortalité par le biais de nanorobots et de nanosystèmes permettant de réparer à l’infini les petites lésions dès qu’elles apparaissent à l’intérieur du corps, a fait naître un consensus sur le nouveau continent. Eric Drexler y déclarait que « nous sommes peut-être la dernière génération mortelle grâce aux nanoparticules » et que le vieillissement ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir.

Outre le fait que leurs découvertes s’avèrent dangereuses, Eric Drexler et son épouse ne sont-ils pas aussi des idéalistes ?

Nous pourrions le penser. Ils ont créé le Foresight Institute, que l’on peut traduire par l’institut de la prévoyance. Il fonctionne encore comme un « think tank », une fondation qui se présente comme indépendante. Le Foresight Institute prétend se poser comme un arbitre objectif sur les qualités et les utilisations déontologiques des nanoparticules. C’est devenu l’interlocuteur des médias et de différentes autorités gouvernementales. Mon enquête m’a amené à chercher d’où ils tiraient leur argent, car leurs moyens étaient très conséquents. J’ai alors découvert qu’il y avait toutes les multinationales américaines derrière cette structure. Elles agissent en tant que co-financeurs et leurs lobbyistes siègent à l’intérieur de l’institut et encadrent ses groupes de travail.
Cette activité d’influence financée par les grandes firmes s’étend aujourd’hui sur tous les continents et dans tous les secteurs : la chimie, l’informatique, la construction, l’agroalimentaire, la cosmétique, le médicament… Il ne m’a pas été difficile d’identifier les structures de lobbying qu’ils ont mis en place aussi bien auprès de la Commission européenne qu’auprès des instances gouvernementales pour orienter leurs décisions, tel l’International Council on Nanotechnology (ICON), où l’on retrouve essentiellement des lobbyistes, dont la présidente du Foresight Institute, l’ex-épouse de Drexler.

A quel point les nanotechnologies sont devenues une aubaine économique au détriment de la santé publique ?

Plus l’espérance de retour sur investissement d’un produit est grande, plus les investisseurs sont tentés de cacher les risques toxicologiques prendre des libertés avec la santé des consommateurs. Or, avec les nanos, c’est énorme. Les gains qu’en attendent les producteurs, les firmes qui les utilisent et les grands actionnaires sont démesurés, ainsi que pour tous ceux qui déposent des brevets, sans parler des gouvernements. Résultat, c’est la ruée et les nanos sont mises sur le marché sans tenir compte de leurs dangers, aussi incroyable que cela paraisse. Les industriels font tout pour que le problème de santé publique ne soit pas posé.
Pourtant, les rapports soulignant les risques sanitaires et environnementaux de nombreuses catégories de nanos sont édifiants. Disons de façon générale qu’en voulant amplifier les propriétés des substances (on peut multiplier par 100 voire par 1000 ces propriétés), on amplifie souvent du même coup leur toxicité. Une substance comme l’argent en offre une illustration parfaite. Son effet antibactérien est considérablement accru sous la forme du nano-argent, au point de devenir un biocide ayant un effet délétère sur les cellules humaines.

Il existe des études officielles réalisées autour des nanoparticules ?

Il y en a beaucoup. Au cours de ces 20 dernières années, elles se sont multipliées. Pour résumer, disons que les nanos ont des dénominateurs communs qui, pour la plupart, obéissent à des principes toxicologiques connus depuis des décennies. L’un d’eux est l’« effet taille ». Plus la particule est petite, plus elle a le pouvoir de pénétrer l’organisme et les cellules en profondeur, voire de pénétrer dans le noyau cellulaire où se trouve l’ADN et d’avoir des effets mutagènes. L’« effet taille » accroît par ailleurs la réactivité physico-chimique entre la substance et l’organisme.
Et moins elle est soluble (dans les graisses et dans le sang), plus elle peut causer des dégâts dans la durée, des processus inflammatoires, des cancers, des perturbations génétiques, des effets neurodégénératifs sur le cerveau... L’insolubilité, c’était déjà tout le problème de l’amiante. La fibre d’amiante est en grande partie dangereuse parce qu’elle est insoluble, indestructible et qu’avec le temps, les années et les dizaines d’années, elle entraîne le cancer. Je rappelle que le diamètre des fibres d’amiante est d’ordre nanométrique, peu de gens en ont conscience.
Les industriels assurent que nous n’en sommes qu’au balbutiement de la toxicologie consacrée aux nanos, et que rien n’est prouvé sur leurs dangers ce qui est faux. Nous avons même une épidémiologie sur ce problème. Nous comptons déjà les malades et les morts. J’évoquais précédemment les particules de diesel, dont la taille en fait des éléments qui pénètrent très profondément dans l’organisme et sont carcinogènes. Elles tuent des milliers de gens en France chaque année. La cancérogénicité des nanotubes de carbone est aussi parfaitement prouvée. Il y a une documentation scientifique particulièrement précise en toxicologie industrielle sur de nombreuses nanos très utilisées, des études à foison sur les animaux de laboratoire mais aussi sur les cellules humaines et des organes humains. Les ouvriers exposés à ces molécules nous permettent d’avoir aussi de nombreuses informations. Il faut rappeler que la toxicologie est l’instrument primordial de la prévention contre les produits toxiques, et que les animaux de laboratoire testés ont beaucoup de points communs avec l’homme : ce qui marche sur les rats fonctionne, hélas, aussi très souvent sur l’homme. Les études sur les rongeurs montrent que les nanotubes de carbone (qui font partie des nanos les plus répandues) provoquent des mésothéliomes, un cancer irréversible de la plèvre pulmonaire dont la cause connue était jusqu’à présent à l’amiante.
Et l’on est encore devant bien d’autres surprises, on invente des nouvelles nanoparticules toutes les semaines.

Face au lobbying et au soutien des grandes firmes autour de cette technologie, comment peut-on imaginer trouver une issue favorable ?

La prolifération des nouvelles molécules n’est pas nouvelle. « REACH », le programme européen d’évaluation et de contrôle des produits chimiques qui impose de tester la toxicité des produits avant leur mise sur le marché, permet de les interdire ou de limiter certains usages. Il faut l’étendre au plus vite aux nanos. Les industriels refusent de le faire sur les nanos en multipliant les prétextes fallacieux. Ils profitent d’ailleurs d’une complaisance politique assez impressionnante. Je n’aurais jamais pensé possible une telle entente pour ne pas appliquer REACH et leur laisser le temps de les répandre partout. Nous sommes revenus à la préhistoire de la prévention, à l’époque où l’on pouvait mettre sur le marché des produits sans les tester. Avec tous les scandales sanitaires que nous avons pu avoir autour des produits chimiques ces dernières années, c’est hallucinant.

Si on se projette dans le futur, que risquons-nous ?

Nous assistons à une mondialisation des risques. Avec une production de substances dont la commercialisation est planétaire, c’est comme si nous montions tous sur le même avion. C’est l’humanité tout entière ou une très grande partie d’elle qui se retrouve à bord d’un Boeing qui, en cas d’accident, fera des ravages à une échelle jamais vue.

Vous pensez que nous sommes face au futur grand scandale sanitaire ?

C’est déjà un des grands scandales sanitaires actuel en tant qu’affaire de santé publique mêlant les ingrédients habituels : dissimulation, déni du danger, priorité accordée à l’économie à court terme plutôt qu’à la protection de la population. En tant que scandale médiatique, il y a un certain nombre de bulles qui commencent à remonter à la surface et d’articles qui sortent pour sérieusement remettre en question cette course technologique dans laquelle toutes les nations sont lancées sans le moindre filet de sécurité. Mais il y a surtout de plus en plus de rapports issus d’agence de sécurité sanitaire dont l’ANSES en France qui tire un signal d’alarme et demande l’interdiction depuis des années d’un certain nombre de nanoparticules.

Pourrait-on imaginer une réglementation qui serait prise en compte par l’industrie ?

C’est une décision du législateur sur le plan national et international. C’est vraiment la volonté politique qui manque tant que la pression de l’opinion publique ne s’exerce pas. Il y a une vraie complaisance des grands dirigeants politiques face au lobbying intense qui sévit au sein des instances parlementaires. On constate la même chose dans les autres pays et tout ça sur fond de financement publique et d’aides de toutes sortes aux industries qui développent les nanotechnologies. En France, nous leur donnons plus d’un milliard d’euros de subventions annuelles.

Interview réalisée par Florent Lamiaux

Média + : Nanotoxiques de Roger Lenglet (Editions Actes Sud)
Bio + : Roger Lenglet est philosophe, journaliste d'investigation, et auteur de divers livres d'enquête dont L'Affaire de l'amiante, Profession corrupteur ou Lobbying et Santé, Comment certains industriels font pression contre l'intérêt général. Il s'intéresse tout particulièrement à la santé, à l'environnement et au lobbying industriel. Il est membre de la Société française d'histoire de la médecine.